Kerguéhennec
Le lieu est la formule
Rimbaud
Extraits d’une intervention de Patrick Melior au Centre d’Art Contemporain de Kerguéhennec
Centre Culturel de Rencontre. Séminaire national de recherche : La nature comme espace de création , 21, 22 mars 2002
Théâtre hors théâtre
Créer un spectacle théâtral dans un site, une friche, un édifice désaffecté, alternatif, pose de nombreuses questions pratiques, esthétiques, philosophiques, politiques. Nous ne prétendons pas répondre ici à toutes les questions. Nous faisons seulement part de quelques réflexions qui s'appuient sur des expériences concrètes de spectacles créés par le Théâtre Alcyon. Cette compagnie, que je dirige, travaille depuis une dizaine d'années sur les thèmes : théâtre et patrimoine, théâtre hors théâtre, théâtre en site naturel...
Contraintes
Il y a tout d'abord les contraintes immédiates, pratiques. Elles sont importantes. Il est nécessaire de les prendre en compte car au-delà de toutes réflexions esthétiques, elles conditionnent pour le meilleur et pour le pire la production artistique elle-même. Comme toutes contraintes, elles peuvent être rédhibitoires mais aussi moteurs, générer de nouvelles formes.
Maîtrise
Les raisons historiques de l'enfermement du théâtre dans des édifices bâtis sont multiples. Le contrôle social et politique est peut-être la raison majeure. Il y a aussi les conditions de productions théâtrales dont on peut souhaiter légitimement la maîtrise : acoustique, concentration des acteurs et du public, confort, sécurité, protection climatique etc.…
Polyphonie
Si l'ambition du metteur en scène va au-delà de l'exotisme ou du divertissement estival, présenter un spectacle dans un site naturel bouleverse l'écriture théâtrale, met en cause tous les académismes anciens ou modernes. Il y a bien une spécificité de la mise en scène dans les lieux naturels, c'est à dire non conçus pour le théâtre, non conçus pour un certain théâtre. D'ailleurs, lorsqu'il n'y a plus de scène peut-on parler de mise en scène ? Le passage du texte à la représentation se fait alors dans un espace incertain. La scène éclate, devient aire de jeu, de mouvements. Le metteur en scène orchestre de multiples rencontres dans un univers mobile, polyphonique, polysémique.
Spécificités
L'extérieur exige une dramaturgie spécifique. Le texte, l'écriture doit se prêter au voyage, la déambulation, l'arrêt, le retour en arrière. Il faut pouvoir intervertir les tableaux (l'ordre des scènes), jouer la simultanéité, les stations... Le travail avec les acteurs est également très spécifique. La position dans l'espace prédestine le personnage. Les postures dans l'espace et les rythmes ont une grande importance. Il s'agit de créer avec les acteurs le film des postures successives.
Parler plus haut que le lieu
Le théâtre aime les lieux qui ont une histoire, non pour les illustrer mais pour en jouer. Il faut éviter les facilités de l'événementiel, le pittoresque, l'anecdote locale, la petite histoire. Même si l'on joue avec la mémoire consciente ou inconsciente du lieu, le spectacle doit parler plus haut que le lieu, être universel.
Un art nomade
Le théâtre est un art nomade. Il s'agit toujours d'une traversée de territoire. Le territoire n'étant pas là un espace privé, une propriété, mais un espace d'expression, un champ d'action. Il s'agit aussi d'un exil consenti, une sortie de territoire (Cf. Deleuze) Aller ailleurs, prendre le risque du chaos, de la confrontation mais aussi du mouvement, de la locomotion.
Ritournelle
La ritournelle, ces quelques notes répétées à l'infini que chanterait un enfant dans une forêt pour ne plus avoir peur, est métaphore de l'écriture théâtrale, surtout lorsque cette écriture s'inscrit dans un milieu étrange, inhabituel, pour ne pas dire hostile.
Intimité
Faut-il dans un lieu immense tenter physiquement et symboliquement de concurrencer la nature ? Nous ne le pensons pas. Le théâtre péplum ne nous intéresse pas. Par contre dans un tel site (grandiose), nous recherchons des sous espaces qui créent l'intimité nécessaire à la rencontre. Par exemple autour d'un élément naturel existant (roche, arbre, cavité…) ou fabriqué. Il ne s'agit pas de créer un décor mais une sorte de totem , un repère, un lieu de rencontre, le lieu du sacrifice symbolique…Il ne faut pas de moyens techniques importants (lumière, son, gradins) mais précis, signifiants. On ne reconstruit pas le théâtre traditionnel dans la nature, encore moins un théâtre de verdure.
Nature et naturalisme
Ce n'est pas l'artiste qui imite la nature, mais la nature qui imite l'artiste dit Hoffmann dans le Chat Murr . Le peintre, le poète permettent de mieux voir, de voir véritablement au-delà des apparences, de ne pas être touriste de la vie. La nature doit être interprétée pour être aimée. Se référer au peintre, c'est voir la nature à travers des représentations, c'est permettre de l'intégrer dans la composition d'un spectacle, avec distance, sans naturalisme…Lorsque j'ai eu à choisir un lieu de représentation pour Le Paradis de Dante, je me suis immédiatement prononcé pour un lieu qui me rappelait un dessin de Botticelli. La nature dans ce lieu ressemble à du Botticelli. Les quelques arbres réels, très fins, m'offraient l'image d'un graphisme léger. La nature pouvait être perçue comme un dessin, un langage graphique.
Expérience singulière
Un spectacle dans un site naturel est toujours une expérience singulière. La surprise, qui est un ressort dramatique traditionnel, s'amplifie d'étrangeté. Il est des lieux qui troublent l'esprit. C'est ce que l'on recherche. Donner aux spectateurs le sentiment de vivre un événement unique, faire comme si le spectacle était conçu pour lui, personnellement, comme s'il était le fruit du hasard, d'une rencontre heureuse, un petit miracle. Mais cela exige que le spectateur accepte un certain inconfort (l'alternance assis-debout dans les cérémonies religieuses est une façon de répondre à cette question) Il faut aussi qu'il accepte de ne pas être consommateur “du produit spectacle”, accepte la vision partielle, accepte que l'autre voit autre chose etc. Le spectacle se mérite.
Un théâtre épique
Le théâtre n'est pas voué à l'enfermement. Il s'enrichit des confrontations spatiales. Le théâtre dans un site naturel génère des formes spécifiques, un théâtre épique, non psychologique, universel. Le lieu construit le personnage autant que la psychologie, il donne force à la parole, souvent même la provoque, la rend crédible. Le lieu comme espace tangible est aussi un moyen d'atteindre un autre public. Le spectateur adhère plus facilement à la fiction dramatique, au texte, dans un lieu repéré, dans un espace qui appartient à sa culture, ses références. Se faisant, il découvre un autre monde, un ailleurs. C'est cela qui importe (...)